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Au concert
J'ai deux sœurs plus âgées. La première à une conception de la vie que je considère assez limitée, la seconde, l'ainée est par contre, sans aucun doute, l'intellectuelle de la famille. Elle a toujours jeté un œil condescendant sur ma personnalité fantaisiste et m'a naturellement considéré comme étant un béotien des magnificences culturelles. 
Alors, dans la seule finalité de l'impressionner, je me suis jeté corps et âme dans l'étude et l'exercice de la guitare classique. Luis de Narvaez, Villa Lobos, Albeniz n'avaient plus aucun secret pour moi. Je me suis même perdu pendant de nombreuses semaines à la transcription d'une des plus belles cantates de Bach.
Puis un jour mon grand fils m'affirma :
-Papa, c'que tu es ringard...
Je me suis regardé dans le miroir, j'ai compté les rides qui égratignaient mon visage.
Il me fallait réagir.
Je suis allé glisser mon instrument dans son grand boitier noir pour ne jamais plus l'en ressortir.
Mon intérêt se focalisa alors sur nos artistes modernes.
 Madona, Britney Spears, Lady Gaga et bien entendu Justin Timberlake remplacèrent avec aisance les grands esprits du classique.
C'est en me promenant dans la rue, fredonnant le dernier refrain à la mode, que j'entendis  derrière moi, une voix qui m'était familière :
-Pierre attends-moi!
C'était ma sœur qui me suivait depuis quelques pas.
J'interrompis net mes vocalises et la regardai penaud.
Elle me mira tristement, secouant la tête de gauche à droite avec cette moue qui me déclarait avec certitude sa profonde désillusion.
Deux jours plus tard je reçus un coup de fil de sa part. Elle m'informa qu'elle avait pris trois tickets d'opéra supplémentaires. Pour moi, mon plus jeune fils et sa petite amie qui venaient d'arriver des États Unis.
 Elle ajouta :
-Passes  me prendre demain, nous Irons voir Parcifal de Wagner, quatre heures trente de pur bonheur! Précisa-t-elle d'une voix comblée d'une béate euphorie.
La salle de l'opéra de Genève était bondée. Nous avions été séparés de ma sœur et trônions au deuxième balcon, non loin de la rambarde. J'étais à l'étroit dans mon costume  datant de l'époque lointaine de mon mariage et les enfants baillaient leur décalage horaire.
Le premier acte commença.
Rapidement mon fils s'endormit, tandis que sa bienaimée lustrait avec applications ses ongles au vernis rose bonbon. Une heure trente s'était écoulée devant mon ennui qui n'avait été distrait que par le départ d'une dizaine de spectateurs et de l'endormissement du  couple qui se trouvait devant moi et qui avait bien failli culbuter par-dessus la rambarde.
L'entracte arriva et je dois l'avouer, j'étais particulièrement enchanté d'avoir triomphé de tout assoupissement.
Les enfants préférèrent aller prendre l'air, me laissant seul à l'idée d'aller boire un apéritif.
Je me retrouvai dans une immense salle de réception magnifiquement décorée de dorures éblouissantes, de statues en marbre blanc et éclairée par trois lustres monumentaux.
Planté à côté du bar, dans cet endroit grandiose, entouré d'une foule d'aristocrates, je m'autorisai cette commande :
-Une coupe de champagne mon brave!
 
Haussant des sourcils, le préposé me toisa de la tête aux pieds.
Il devait certainement apprécier mes atours.
Rapidement, il me servit en ajoutant :
-Voici mon prince!
Flatté par ce substantif, je lui glissai discrètement une pièce de cinq centimes qui j'en suis certain l'enchanta au plus haut point.
Ravi, Je me mis à siroter avec délice ce nectar en me sentant indubitablement d'une importance concordante avec celle des puissants qui nous gouvernent.
Ma sœur se pointa à mes côtés :
-je vous présente mon frère! Dit-elle au couple qui l'accompagnait.
Je reconnu ces  personnages.
 Ils s'avéraient être les heureux endormis qui placés devant moi avaient frôlés l'accident mortel.
Voulant entendre mon consentement, l'homme m'interpella en ces termes :
-Quelle merveille ce premier acte, émouvant, bouleversant, n'est-ce pas?
-Nous n'avons pas réussi à retenir nos larmes! Compléta son épouse.
Ces affirmations me semblèrent d'une telle drôlerie venant de leurs parts qu'il me fallut un effort surhumain pour ne pas éclater de rire. Dans le but d'accéder à cette performance, je fus contraint de tordre mon visage dans une grimace affligeante et bredouiller essentiellement quelques propos d'une débilité navrante.
Après un long silence interrogatif, Ils me toisèrent d’un air abjectement dédaigneux..
C’est alors que ma sœur outrée par mon comportement imbécile, dévia habilement la conversation par une observation judicieuse concernant la décoration de la scène...
Trois heures plus tard, nous marchions en direction de ma voiture. Mon fils semblait particulièrement reposé et sa petite amie n'avait plus le moindre millimètre de vernis sur les ongles.
Profitant des quelques pas qui nous séparaient de ma sœur,
Je murmurai entre mes dents :
-Qu'est-ce que c'était chiant!
-Chut, papa, tatan Amélie a l'oreille très fine !

Une saison s'était écoulée sur cette aventure particulière.
Le jour de mon anniversaire. Ma sœur me tendit une enveloppe en ajoutant :
-Comme je sais que tu aimes la grande musique, je t'offre un billet pour un spectacle que tu seras de taille à apprécier.
Je la remerciai mais, dérangé, n'eus pas le temps d'ouvrir l'enveloppe et l'oubliai sur la table.
Le lendemain, ma découverte m'obligea d'admettre que pour ma sœur, humour et intellectualisme faisaient parfaitement bon ménage.
En ouvrant sa missive délicatement décorée, je découvris, sublime béatitude, une entrée pour...
" Le Mystérieux voyage de Marie-Rose," un spectacle étourdissant signé, Chantal Goya.